Philippe de Woot
EXPERTISE ET SOCIETE
Reference 1 Version 0 Date 28/06/2011
Text / Une société de méfiance
Une société de méfiance

La confiance est la « base d’une société civilisée ».Dans un monde en évolution scientifique rapide, de plus en plus complexe et spécialisée, faire confiance à « ceux qui savent » devient plus nécessaire que jamais. Déjà Tocqueville l’avait pressenti lorsqu’il écrivait : Il n’y a de si grand philosophe qui ne croit un million de choses sur la foi d’autrui et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit. Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral.

Or la société européenne est marquée par la défiance généralisée, la suspicion, le « politiquement correct ». Nous devenons une société sécuritaire tentée par le « risque zéro » et la recherche de boucs émissaires. Les déviations du principe de précaution en sont une illustration récente.

Les raisons en sont multiples. Il est nécessaire de les comprendre si l’on veut restaurer la confiance.

D’une façon générale, citons la fin de l’optimisme des lumières.Le XXème siècle nous a rappelé l’ambiguïté d’une expérience historique « pleine de bruit et de fureur » : guerres d’anéantissement, génocides, destruction nucléaire, violences ethniques, ont accrédité la conscience que « tout peut disparaître ».

L’idée d’un règne de la Raison devient hautement improbable. (Ladrière)

De manière plus spécifique, on peut comprendre la méfiance en partant des réalités suivantes :

° L’ambiguité des applications des sciences. C’est un problème vieux comme le monde. .Le nucléaire en est un bel exemple. Les nano-technologies en sont un autre , l’agriculture moderne aussi, notamment celle qui se base sur les modifications génétiques : elle paraît pleine de promesses pour nourrir une population mondiale annoncée de neuf milliards de personnes, mais, au dire de certains experts, elle est en partie responsable de la disparition du paysanat indigène et des famines qu’elle y provoque indirectement.

°Les technosciences aujourd’hui sont saisies par un système économique qui en a fait son arme concurrentielle principale et leur donne ainsi une destination prioritaire : celles des marchés solvables. Ce modèle économique est celui de l’économie concurrentielle de marché. Avec des nuances diverses, il tend à s’imposer à l’ensemble des sociétés humaines.Il a beaucoup d’avantages mais une mondialisation non régulée commence rapidement à en montrer les limites et les dangers. L’annexion immédiate des découvertes scientifiques par l’acteur économique privé ne les oriente pas nécessairement vers un bien commun devenu mondial et leur mise en œuvre se fait parfois sans beaucoup d’attention aux effets « non-voulus » qu’elles peuvent générer. Les semences « stériles » en sont sans doute un exemple intéressant. Le déploiement hâtif et subsidié des éoliennes terrestres en est un autre.

L’accélération des activités scientifiques et des « progrès » technologiques. Celle-ci commence à dépasser notre capacité d’adaptation éthique, politique, éducationnelle. Les instances politiques et religieuses sont prises de court par les perspectives nouvelles qu’ouvrent les sciences de la vie, par exemple. Evoquons les controverses soulevées par les recherches sur les embryons humains ou encore les questions sans réponses évidentes que pose la médecine d’amélioration.

° L’emballement de notre modèle de croissance est une autre source d’inquiétude et de désarroi. Aujourd’hui, notre système économique en voie de mondialisation est, au niveau global, de plus en plus découplé de l’éthique et du politique. Il fonctionne selon une logique de moyens, une logique instrumentale, basée sur la croyance naïve qu’il existe une liaison automatique entre croissance et bien commun. Or nous savons que les effets systémiques ‘non

° Ajoutons encore l’inculture scientifique de ceux qui doivent faire les choix technologiques ou les influencer : les politiques, les médias, l’opinion publique elle-même.

Face à une évolution très rapide et faute d’une autorité suffisante du monde intellectuel et moral, notre société manque de repères. Elle risque de s’égarer faute de lumière sur les choix qui s’imposent si l’on veut éviter les dérives dangereuses et potentiellement destructrices. Elle peut alors s’enfermer dans la peur ou dans l’illusion d’un progrès technique non finalisé. Elle risque de perdre sa distance critique et sa capacité à s’interroger sur le sens de son devenir et sur les valeurs qui la fondent. C’est une forme d’aveuglement que les anciens appelaient folie.

Il est une démence que les Furies déchainent des enfers toutes les fois qu’elles lancent leurs serpents et jettent au cœur des mortels l’ardeur de la guerre, la soif inextinguible de l’or…L’autre démence n’a rien de semblable… Elle naît chaque fois qu’une douce illusion libère l’âme de ses pénibles soucis. (Erasme)

Rétablir la confiance

Si l’on veut rester une société d’innovation, de créativité et de progrès, il faut s’efforcer de rétablir la voie de la raison et l’autorité du monde intellectuel dans la décision politique et l’information de l’opinion publique.

Préciser le rôle des experts

L’expertise scientifique doit jouer un rôle central dans notre société. Son statut et ses formes procédurales doivent être précisés et reconnus par l’opinion publique.

L’incertitude est inhérente à toute approche scientifique nouvelle et l’ambiguité à tout changement technologique majeur. Il s’agit donc d’évaluer les risques et de peser les ambivalences que ce type de progrès fait courir à la société. C’est une obligation éthique et politique et, dans un monde complexe, seuls « ceux qui savent », les experts, peuvent éclairer les décideurs politiques et l’opinion publique. Et c’est là que leur statut dans la société est si important. « La démocratie est en danger lorque le rôle de l’expert est menacé » dit Jacques Reisse dans l’article précédant le nôtre.Seul l’expert peut nous aider à encadrer l’incertitude.Lorsque le risque est avéré, le problème est moins difficile car il ne s’agit que de prévention.Lorsque le risque est seulement potentiel ou indéterminable, il s’agit alors de précaution et la coopération entre les experts et les décideurs politiques devient l’élément-clé d’une conduite raisonnable.

Il s’agit donc, pour une société qui veut rester dynamique, de créer un cadre procédural institutionnel de l’expertise qui l’aidera à comprendre les enjeux des progrès scientifiques et technologiques en lui fournissant une information objective, indépendante et rigoureuse.Les procédures doivent être affinées. Le cadre procédural doit définir la bonne technique de délibération en vue d’apporter une information fiable aux décideurs politiques.Les débats scientifiques sur les risques et les incertitudes sont trop complexes pour être conduits sur l’agora.

Les conditions d’objectivité sont bien illustrées dans la communication de Jacques Reisse.

° L’espace de réflexion doit être clairement défini dans chaque cas d’espèce.

L’expert doit -être de la discipline : sa connaissance pointue d’un type de problème complexe a été acquise après des recherches lentes, prudentes, cumulatives, selon la méthode scientifique la plus rigoureuse ;- être reconnu par ses pairs : il faut sans doute repenser le mode de repérage et de sélection des experts ainsi que le fameux ‘facteur H’; la légitimité des experts pourrait être renforcée par leur désignation par les autorités publiques (bien entendu sur les critères de l’INRA) ; - accepter un principe de transparence : dire ce qu’il sait, tout ce qu’il sait et… ce qu’il ne sait pas ; reconnaître publiquement ses erreurs et les corriger rapidement.

° L’avis de la minorité (et peut-être la ‘littérature grise’) doit être communiqué mais la synthèse doit être acceptée par tous.

° L’évolution du domaine étudié est surveillée en permanence: la science, en avançant, peut éclairer les risques et affiner les prévisions.

° Il semble important de pouvoir élargir l’expertise à d’autres disciplines selon les enjeux sociétaux ; cela permet d’analyser plus largement les avantages, les inconvénients et les risques des applications potentielles ; le rapport Stern sur les conséquences économiques du réchauffement climatique en est un exemple.

Comme le dit Jacques Reisse, ces conditions d’objectivité sont actuellement mises en œuvre et bien visibles dans le groupe d’experts intergouvernemental sur l’étude du climat, le GIEC.

L’éthique de la science doit être scrupuleusement respectée, notamment l’éthique de communication avec l’opinion publique. On a cité l’obligation de transparence et d’objectivité ; les experts auto-proclamés ne devraient pas avoir voix au chapitre. On peut y ajouter l’éthique de communication avec l’opinion publique, ce que le scientifique peut dire ou ne pas dire quand il s’adresse à des niveaux de culture très différents, a fortiori lorsqu’il parle d’une autre discipline que la sienne . L’opinion publique doit pouvoir se reposer sur l’avis des experts désignés. Elle n’est pas équipée pour entrer dans les détails d’un débat scientifique pointu. Semer le doute en attaquant l’expertise institutionnelle, en exigeant une démonstration sans incertitude, en accréditant l’idée qu’un débat public, présenté comme scientifique, est possible et nécessaire, relève d’une attitude irresponsable. C’est ce qui s’est passé dans le débat sur le changement climatique et, autrefois, sur le tabac et sur l’amiante.Citons encore le caractère non-éthique pour les experts de récupérer le débat à des fins partisanes. La récupération de la part d’incertitude de la science à des fins militantes n’est pas admissible de la part d’un savant.

Politique et Société

Le rôle du politique est de faire des choix. Il est de construire « la cité des hommes » en fonction des valeurs de la société qu’il représente. C’est là sa noblesse.Dans un monde pluraliste, complexe, en évolution rapide, ces choix demandent du courage, de la sagesse et une vision d’avenir. Dans le domaine qui nous occupe, la question éthique et politique centrale est la suivante : quel monde voulons nous construire ensemble avec les immenses ressources dont nous disposons et les promesses quasi-illimitées de la science ?

La science nous abreuve de renseignements sur ce que nous pouvons faire mais il ne s’ensuit pas qu’il convient de le faire, encore moins que nous devons faire tout ce qui est dans nos possibilités . ( Moussé)Pour des gens de bien, tout ce qui peut se faire est-il à faire ? (Cicéron)

Avant de faire ces choix en matière scientifique, le politique doit désigner et consulter les experts en respectant les procédures mises en place. L’expertise se situe bien entre savoir et décision.

Il doit préparer des politiques alternatives et des voies de sortie au cas où les risques s’avèreraient plus graves que ce qui avait été prévu. Dans un monde où les prévisions sont difficiles, sinon impossibles, il faut s’efforcer de rester « prêt à tout », ce qui implique non seulement la préparation d’alternatives réalistes, mais aussi la volonté et le courage d’arrêter et de désinvestir en cas d’erreur, d’accident grave ou de dérive importante.

La société devrait renforcer systématiquement sa culture scientifique. L’accélération des sciences et des technologies nous prend trop souvent au dépourvu. Le développement de nos capacités d’adaptation éthique et politique dépendra, de plus en plus, de notre compréhension des grandes évolutions scientifiques et techniques et de leur impact sociétal.

L’éducation est évidemment la source première de la sensibilisation des citoyens à ce type de progrès. Il paraît essentiel de dispenser à tous les jeunes une culture scientifique de base qui leur permette de comprendre les grandes perspectives des connaissances nouvelles et leurs enjeux pour la société. Désormais, l’enseignement devrait développer simultanément chez chaque jeune les trois cultures de base de notre monde : humaniste, scientifique, économique et sociale. Une telle approche renforcerait en Europe le goût pour les sciences et les technologies et permettrait d’accroître le nombre de chercheurs et d’ingénieurs dont nous avons besoin pour rester une société d’innovation et de création.

Les entreprises sont des acteurs majeurs dans l’application des connaissances scientifiques.

Aujourd’hui, l’esprit d’entreprise et l’innovation dépendent principalement de la maîtrise des sciences et des techniques .

Le développement des responsabilités sociétales implique une volonté de rendre à l’activité économique ses dimensions éthiques et politiques. C’est par là que notre modèle de développement deviendra durable. L’utilisation des sciences par les entreprises doit être soumise aux mêmes contraintes que celles qui s’imposent aux autorités publiques. Elles doivent respecter les impératifs du bien commun et les décisions politiques prises, dans ce domaine, après consultation des experts et dans le respect des procédures choisies.

Si l’on veut que l’entreprise soit responsable et assume les conséquences sociétales de ses actions, il est temps d’élargir sa finalité et de la mettre en œuvre sur d’autres bases que celles du seul profit.

Quittons définitivement l’idéologie étriquée de Milton Friedman qui prétend que la responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le profit pour l’actionnaire…Cette vision à courte vue a profondément marqué la pensée néolibérale. Ne devons-nous pas en sortir ?

Définir la finalité de l’entreprise consiste à situer sa fonction dans la perspective plus large du Bien commun, sans laquelle sa légitimité politique et morale n’existe pas. Cela revient en définitive à reconnaître que l’entreprise n’est pas sa propre fin et qu’elle est au service d’un intérêt général qui la dépasse. Nous sommes ici dans le domaine de la recherche du sens.

On sait que l’action de l’entreprise est essentiellement dynamique et créatrice. Par ses innovations incessantes dans le domaine économique et technique, elle joue un rôle prométhéen. Il importe de recentrer l’entreprise sur cette fonction-là plutôt que de la réduire à n’être qu’une machine à profits.Cela permettra de lui rendre explicitement sa dimension éthique et citoyenne. S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du modèle de développement qu’elle anime, c’est poser la question du progrès matériel, de ses orientations et de ses ambiguïtés. Donner une finalité à l’entreprise consiste notamment à réfléchir et à répondre aux questions suivantes :

Progrès économique et technique pour quoi ? pour qui ? comment ?

Les réponses à ces questions ne peuvent être qu’éthiques et politiques. Finaliser le progrès économique consiste donc à insérer ce progrès spécifique et partiel dans l’ensemble plus large du progrès humain.Redisons que le progrès économique et technique n’est qu’un sous-ensemble et qu’il ne peut dominer la société pour lui imposer sa vision limitée du progrès humain. D’autres formes de progrès existent dans les domaines culturel, social, politique, spirituel, éducatif…Si le progrès économique favorise certains d’entre eux, on ne peut cependant pas prétendre qu’il couvre tout le champ du progrès humain. On a vu aussi que les dérives du système actuel pouvaient conduire à des régressions et à des situations destructrices.

Dans cette perspective, nous proposons de définir la finalité de l’entreprise de la manière suivante : la création d’un progrès économique et sociétal de manière durable et globalement responsable.

Les medias devraient aborder les débats dont nous parlons de manière beaucoup plus professionnelle. Ils ne devraient pas intervenir au niveau des experts mais développer la confiance du public dans l’approche procédurale décrite plus haut. Ils devraient également refuser de participer aux stratégies du doute qui ne font qu’augmenter la confusion des citoyens. Enfin, ils pourraient associer à leurs travaux de vrais scientifiques qui savent de quoi ils parlent et respectent scrupuleusement l’éthique de la science.

Les académies, notamment la classe Technologie et Société de l’Académie Royale de Belgique, peuvent aider à restaurer la confiance de la société dans l’avancée rapide des sciences et dans la manière dont les décisions sont prises. Elles peuvent témoigner de l’objectivité des rapports d’experts, restaurer la crédibilité de procédures basées sur la raison et l’éthique. Dans cette tension entre l’intensification de la créativité et les limites auxquelles nous nous heurtons sans cesse, elles peuvent aider la société à retrouver confiance dans le progrès.Elles contribueraient ainsi à restaurer cette autorité du monde moral et intellectuel dont parlait Tocqueville.Dans un discours prononcé, en 1934, lors du trois-centième anniversaire de l’Académie Française, Paul Valéry abordait ce thème qui est le nôtre aujourd’hui et nous pourrions peut-être nous en inspirer :

Je m’assure…que les mœurs, les formes, la vraie valeur des hommes et des idées,l’éducation générale, toutes choses qui mériteraient d’être réfléchies et qui sont livréesà présent à l’improvisation, au hasard, au moindre effort, seraient utilement méditées,et leur état comme leur action représentés aux esprits.Rien de pareil n’existe….Tout ce que nous voyons fait cependant concevoir, par contraste, l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité, aux passions réelles ou simulées.On pense à un îlot où se conserverait le meilleur de la culture humaine.Sans pouvoir effectif, rien que par son existence et ce qui se répandrait dans le public….,ce centre d’observation, de réflexion composée et de prévision exercerait une action indéfinissable mais constante. Une sorte de conscience éminente veillerait sur la cité.

Une conscience éminente veillerait sur la cité…C’est un beau programme pour notre classe !